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Dévaluation du FCFA, 30 ans après : Héritages, impacts et perspectives

Par Jesdias LIKPETE

Il y a 31 ans, le 11 janvier 1994, 14 pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre ont pris une décision économique radicale : celle de dévaluer leur monnaie, le franc CFA (FCFA), de 50 %. Cette décision, qui s’est imposée aux dirigeants de l’époque, a eu de graves répercussions : des économies et des vies de millions de personnes ont sombré dans une précarité sans précédent. Retour sur cet épisode marquant de l’histoire de l’Afrique.

À l’annonce du sommet des chefs d’État de la Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), prévu le 16 décembre 2024, pour discuter des enjeux économiques de la région, les spéculations sont allées bon train dans l’opinion publique sur ce qui pourrait advenir de la monnaie commune, le franc CFA (FCFA). Une fois de plus, la rumeur s’est faite persistante selon laquelle cette rencontre pourrait sceller le sort de cette monnaie, alimentant ainsi les craintes d’une seconde dévaluation du franc CFA, près de trois décennies après celle de 1994.

L’idée d’une dévaluation, bien que rejetée à plusieurs reprises par les banques centrales des deux zones partageant le FCFA, n’a jamais cessé de faire frémir l’opinion publique et certains milieux économiques. Pour de nombreux analystes, le contexte international difficile, marqué par une instabilité des marchés et des pressions sur les réserves de change, pourrait forcer les dirigeants à envisager cette option. Ces inquiétudes rappellent les mois ayant précédé la décision historique du 11 janvier 1994.

En effet, la décision grave de dévaluer le FCFA a été prise dans un contexte économique des années 1980 et 1990 exécrable. À cette époque, les économies des pays membres de la zone franc étaient étouffées par une croissance atone, des déficits budgétaires chroniques et une baisse drastique des termes de l’échange.

Sous la pression des institutions financières internationales, notamment le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, et face à un franc CFA de plus en plus surévalué par rapport à la réalité économique, la dévaluation de 50 % s’est imposée aux chefs d’État de l’époque. Ils y étaient tous opposés, à l’exception de l’Ivoirien Henri Konan Bédié et du Béninois Nicéphore Soglo. Mais leur résistance n’a pas pesé face aux menaces de leurs interlocuteurs.

Le 11 janvier 1994. Il est 20 h 50 à l’hôtel Méridien Président de Dakar. Le ministre des Finances camerounais de l’époque, Antoine Ntsimi, entouré du ministre français de la Coopération, Michel Roussin, du directeur du FMI, Michel Camdessus, et du gouverneur de la BCEAO, Charles Konan Banny, se met, d’un ton monocorde, à la lecture d’un communiqué : « Les chefs d’État de gouvernement ont marqué leur accord pour modifier la parité du franc CFA, qui s’établit à 100 FCFA pour 1 franc français à compter du 12 janvier à zéro heure. » « C’est fait ! » s’exclamera un peu plus tard le ministre de la Coopération française.

Bien qu’ils considèrent cette mesure comme une « trahison » envers leur population, les chefs d’État des 14 pays concernés ont, dans la douleur, signé officiellement la décision de mettre fin à quarante-six ans de parité fixe avec le franc français en dévaluant de 50 % le FCFA. Le taux de change passe donc de 1 FCFA = 0,02 FF à 1 FCFA = 0,01 FF.

En dépit de l’objectif affiché, qui est de relancer la croissance en rendant les exportations plus compétitives et de réduire les déficits commerciaux, cette décision reste largement impopulaire.

Vagues de protestations dans les capitales des pays concernés

Comme on pouvait s’y attendre, l’annonce de la dévaluation a créé une onde de choc à travers les pays concernés. Non préparées aux conséquences de cette décision, les populations ont reçu de plein fouet les effets immédiats de cette dévaluation.

Dans les capitales, les jours suivants, des manifestations éclatent. Face à l’augmentation soudaine des prix des produits de première nécessité et des biens importés, les populations n’hésitent pas à exprimer leur colère dans les rues. À Abidjan, les autorités ivoiriennes ont dû faire face à des scènes de pillage dans les marchés, tandis qu’à Douala, les commerçants bloquent les principales artères. Dans la capitale sénégalaise, les syndicats paralysent l’activité économique en déclenchant des grèves générales. La violence des réactions traduit la désillusion des populations face à des économies déjà en difficulté et l’absence de mesures d’accompagnement suffisantes pour atténuer les effets immédiats de cette dévaluation. Sur les pancartes, les slogans dénoncent « une décision imposée par l’étranger ». Car pour beaucoup, il s’agit bien d’une décision prise dans les bureaux de Bretton Woods et dictée aux pays africains par les anciens colonisateurs.

Michel Roussin, à l’issue de la rencontre avec les chefs d’État qui a scellé le sort du FCFA, a justement reconnu qu’il s’agissait d’une « solution radicale » destinée à contrer les déséquilibres persistants qui fragilisaient la Zone franc sur les plans économique et financier.

Un choc social et économique

Les effets de la dévaluation sont sans équivalent sur le plan social. Les ménages, déjà fragilisés par des économies exsangues, sont durement frappés. La baisse du pouvoir d’achat occasionne une montée de la pauvreté, tandis que les classes moyennes s’appauvrissent du jour au lendemain.

Certes, sur le plan économique, la dévaluation permet de rétablir partiellement la compétitivité des économies locales, mais à un prix élevé. Les déficits commerciaux se réduisent dans certains pays, notamment grâce à une hausse des exportations. Selon un rapport de la Banque de France (1994), la croissance en Afrique de l’Ouest, par exemple, est remontée à 2,9 % contre 0,5 % seulement en 1993.

Cependant, les bénéfices économiques sont éclipsés par une inflation galopante, qui atteint parfois, voire dépasse, les 40 % dans les mois qui ont suivi la dévaluation. De nombreuses entreprises locales, incapables de s’adapter aux nouvelles conditions économiques et financières, mettent la clé sous la porte, accroissant le chômage.

Pourtant, malgré les difficultés initiales, pour de nombreux experts, cette décision était nécessaire pour éviter un effondrement total des économies des 14 pays concernés. D’après eux, la dévaluation du FCFA a permis d’instaurer des réformes structurelles, notamment la libéralisation des marchés et la réduction des déficits publics, bien que ces réformes soient souvent perçues comme douloureuses et imposées de l’extérieur.

L’actuel président de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, a joué un rôle crucial dans le processus puisqu’il était directeur adjoint du FMI. D’ailleurs, lors d’une vidéoconférence avec des journalistes africains le 15 décembre 1998, il n’a pas manqué de justifier à nouveau le bien-fondé de la mesure. « La dévaluation de janvier 1994 a sanctionné une certaine mauvaise politique économique des années antérieures », a-t-il déclaré.

Trente et un ans après…

Trois décennies après cette décision historique, le bilan de la dévaluation du franc CFA de 1994 continue d’être un sujet controversé. Pour beaucoup d’observateurs, sur le plan économique, les objectifs initiaux d’amélioration de la compétitivité et de réduction des déficits commerciaux sont atteints de manière inégale selon les pays. Certaines économies, comme celles de la Côte d’Ivoire et du Cameroun, ont su tirer parti de ce réajustement pour redynamiser leurs secteurs exportateurs. Les filières agricoles d’exportation, notamment le cacao, le coton et le café, ont bénéficié de gains à court terme en termes de prix sur le marché international.

Cependant, ces avantages sont largement inhibés par des défis structurels persistants. Dans de nombreux pays de la zone franc, il y a encore des difficultés à diversifier l’économie. Elles restent dépendantes des matières premières et vulnérables aux chocs extérieurs. L’industrialisation promise n’a pas suivi, et la pauvreté demeure endémique. Par ailleurs, la surévaluation du franc CFA, un des principaux problèmes ayant motivé la dévaluation, a refait surface au fil des années, laissant libre cours aux débats sur la pertinence de son arrimage à l’euro.

« Alors, pour éviter une nouvelle dévaluation, il faut que les politiques économiques soient équilibrées, appropriées, non pas seulement sur un an, deux ans ou trois, quatre ans, mais sur le long terme », a prévenu Alassane Ouattara lors de sa vidéoconférence avec des journalistes en 1998.

Face aux incertitudes qui entourent l’avenir du FCFA, les débats économiques se cristallisent sur la question de continuer avec ou pas le même système monétaire.

Sortir du FCFA ou repenser l’avenir monétaire

Le débat sur l’avenir du franc CFA continue de diviser experts, économistes et dirigeants politiques. Pour certains, cette monnaie, héritée de la colonisation, reste un instrument de dépendance économique et politique, limitant la souveraineté des pays africains. L’idée de sortir du FCFA gagne du terrain, portée par des voix réclamant une monnaie plus adaptée aux réalités économiques locales et libérée de l’arrimage à l’euro, perçu comme une contrainte. Cependant, cette transition soulève des défis majeurs, notamment la question de la stabilité financière, des réserves de change et de l’intégration régionale.

En Afrique de l’Ouest, on travaille sur le projet d’une nouvelle monnaie commune : l’Eco. Les huit pays membres de l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) comptent l’utiliser pour remplacer le franc CFA. Ce qui est une pure illustration des aspirations de rupture. Initialement prévu pour 2020, le lancement de cette nouvelle devise a été repoussé à plusieurs reprises. Et pour cause ! Les divergences sur les modalités de mise en œuvre et les critères de convergence économique semblent insurmontables pour les pays.

Lors de la 66ᵉ session ordinaire des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO, tenue le 15 décembre 2024 à Abuja, la question de l’Eco a une nouvelle fois occupé une place centrale. Les dirigeants ont réitéré leur engagement à faire avancer ce projet ambitieux, tout en reconnaissant les retards accumulés. Plusieurs décisions ont été prises pour l’opérationnalisation des institutions nécessaires au lancement en 2027. Ce délai, jugé nécessaire, permettra de renforcer l’harmonisation des politiques macroéconomiques, de stabiliser les finances publiques des pays membres et de garantir une transition ordonnée vers la nouvelle monnaie.

Malgré la persistance de quelques incertitudes liées à l’atteinte des critères de convergence, l’Eco symbolise l’espoir d’une indépendance monétaire accrue et d’une intégration régionale renforcée pour l’ensemble des pays de l’UEMOA.