L’urgence d’une prise de conscience dans l’espace CEMAC !

La tenue, le 16 décembre dernier, en urgence à Yaoundé, d’un sommet des chefs d’État de la CEMAC, et les développements récents dans nos économies en général, et sur le marché monétaire et financier de la CEMAC en particulier, amènent à s’interroger sur la capacité de celui-ci à tenir la route si devaient se poursuivre les tendances actuelles.
La tendance principale sur le marché monétaire et financier, depuis quelques années, est au développement des émissions de titres, obligations et bons du Trésor par les six États de la CEMAC. Cette évolution est elle-même la conséquence des grandes réformes engagées dans les années 1990, dans le cadre des politiques de sortie de la grave crise qui a frappé les économies de la sous-région dans les années 1980-1990, et dont les principales manifestations ont été l’apparition de profonds déséquilibres macroéconomiques touchant, sur le plan extérieur, l’ensemble des balances de paiements, notamment en raison de la détérioration des termes de l’échange, d’une grave crise de la dette et des échanges affectant le franc CFA, objet par la suite d’une sévère dévaluation, et, sur le plan interne, la chute de la production, la stagnation des économies, la baisse drastique de la croissance, avec des taux de croissance négatifs, et de lourds déficits des finances publiques. La sortie de crise a, de ce fait, impliqué d’importantes réformes, dont celles des finances publiques et des marchés financiers. Ces réformes ont eu pour effets bénéfiques, non seulement la relance de la croissance, mais encore de créer des conditions propices à la formation et à la mobilisation d’une épargne interne pouvant être facilement mobilisée, grâce à un système bancaire restructuré et remis à flot, des finances publiques assainies et une crise de la dette totalement résorbée avec l’atteinte du point d’achèvement.
Du fait de ces évolutions structurelles favorables et du développement de la liquidité bancaire et financière des intermédiaires financiers, les États ont trouvé dans le marché financier régional un important gisement de financement de leurs dépenses.
Les émissions de titres se sont ainsi considérablement développées et multipliées, d’autant que, après la crise de 2008, la Banque centrale a épousé la tendance mondiale du développement des politiques monétaires accommodantes, en admettant comme collatéraux, et donc éligibles au refinancement, les titres publics détenus par les banques. Si jusque-là l’évolution a été très positive, permettant aux États de mobiliser rapidement des financements moins onéreux, il semble que s’amorce depuis quelque temps un retournement de tendance pour le moins inquiétant, l’euphorie des débuts donnant naissance à ce qui apparaît manifestement comme des dérapages annonciateurs de crises.
En effet, dans pratiquement tous les pays de la CEMAC, les dérapages budgétaires redeviennent récurrents, donnant lieu à des déficits budgétaires toujours croissants. La multiplication des émissions de titres, obligations et bons du Trésor, dont l’encours s’élevait à fin octobre 2024 à 7 167 milliards de CFA, fait craindre que le marché ne se sature, d’autant que celle-ci s’accompagne de la multiplication des situations de non-respect des échéances, ainsi qu’on l’a vu récemment avec le Congo et le Gabon, ce qui pourrait compromettre la santé des banques, principales détentrices des titres émis. Plus grave, alors que la crise de l’endettement avait été totalement résorbée avec la restructuration de la dette extérieure, restructuration consacrée par l’atteinte par les différents États du point d’achèvement, la crise de la dette a resurgi, les États ayant été depuis peu repris par une frénésie d’endettement telle que, dans certains pays comme le Congo ou le Gabon, l’encours tend, voire dépasse, 100 % du PIB, et les demandes de rééchelonnement sont redevenues d’actualité, alors même que la pénurie des réserves de change s’exacerbe, aggravant la contrainte extérieure. Les taux de croissance, rapprochés des taux de croissance démographique, sont à nouveau végétatifs. On est pratiquement dans une situation de « croissance appauvrissante », selon l’expression de l’économiste indien Bhagwati : la croissance du PIB ne s’accompagne pas d’une amélioration significative du niveau de vie de la population, qui, au contraire, se détériore. On croirait être durablement revenu dans les années 1980-1990, donnant l’impression que nos pays n’ont tiré aucune leçon de ces années terribles, pourtant très douloureuses pour tout le corps social. Ceci est d’autant plus inquiétant que les fonds levés n’ont pas donné lieu, pour l’essentiel, à des réalisations impulsant positivement les économies.
Nos pays donnent ainsi au FMI l’opportunité de reprendre ici la main pour imposer ses médications dont les effets sont pourtant, à l’épreuve des faits, globalement négatifs, alors même qu’ils n’ont pas encore fini de payer le lourd tribut des hypothèques que la politique d’ajustement structurel a fait peser sur nos économies, et sur les populations dont les conditions de vie ne font que se détériorer. On en vient même à parler à nouveau de dévaluation, alors que le bilan négatif de celle de 1990 n’a pas encore été totalement soldé, en particulier s’agissant du délitement du tissu industriel de la sous-région, qui a renforcé la dépendance aux matières premières, alors que la mutation aurait dû se faire vers la mise en place d’une économie de production basée sur une dynamique de diversification sectorielle !
L’ironie est que cela se produit alors que partout ailleurs, dans les autres régions du monde, non seulement les pays ont résolument pris en main leur destin et la direction de leurs économies, mais qui plus est, l’idée d’un recours à la médication des Institutions de Bretton Woods y est considérée comme une véritable provocation. Quand les responsables africains en général, et ceux de nos pays de la CEMAC en particulier, comprendront-ils qu’entre leurs mains se jouent la survie et, plus encore, le destin de leurs populations, ainsi que la capacité du continent à être un acteur véritable de la scène mondiale, maître de son destin et capable de relever les défis existentiels de notre temps ?
✍️Par Bruno Bekolo Ebe
Agrégé de Faculté Française de Sciences
Économiques et de Gestion || Professeur Titulaire des Universités